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L’œil de l’expert

Appréhension juridique des biens à « double usage »

Maître Jean-Paul Le Moigne propose ici un retour sur les définitions juridiques et philosophiques des biens dits à « double usage » ou « duals » pour inaugurer la première newsletter Défense du Comité Richelieu. Cette analyse se poursuivra dans les deux prochaines newsletters dédiées à la Défense qui paraitront en 2017. La dualité est en effet un domaine important aux yeux du Comité Richelieu, qui a organisé en 2016 de nombreuses réunions thématiques « business dualité » en invitant grands groupes et PME à échanger ensemble.

À côté des biens et technologies à visées exclusivement militaires et assimilés, les acteurs économiques devront prendre en compte, avec toutes les précautions qui s’imposent, la catégorie des biens et technologies dits à « double usage » ou « duals ». En effet, la réglementation fait reposer l’essentiel de la charge de la prise de risque sur l’opérateur économique en général et sur l’industriel en particulier.

La réglementation des biens et technologies à double usage prend son origine dans la création en 1949 du COCOM (Coordinating Comittee for multilateral strategic export control) par les membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Il s’agissait d’éviter les transferts de produits ou technologies stratégiques vers les pays appartenant alors au Pacte de Varsovie.

Le COCOM est dissout à la fin de la guerre froide et l’Arrangement de Wassenaar lui succède en 1995. Il existe à l’heure actuelle plusieurs régimes juridiques internationaux de contrôle des exportations de biens sensibles dont notamment : le NSG (Nuclear Suppliers Group) et le Comité Zangger, le MTCR (Missile Technology Control Regime), la Convention d’Interdiction des Armes Chimiques (CIAC) et l’Arrangement de Wassenaar précité.

Compte tenu des obligations strictes qui s’appliquent à ces biens stratégiques il convient avant toute chose de s’interroger sur la nature de la dualité.

La dualité ne correspond pas à la notion d’arme « par nature » 

Une arme est définie par les dispositions de l’article 132-75, alinéa 1er du Code pénal : est une arme tout objet conçu pour tuer ou blesser.

L’arme est également définie par les dispositions de l’article R. 311-1 du Code de la sécurité intérieure selon lesquelles est une arme (par nature) tout objet ou dispositif conçu ou destiné par nature à tuer, blesser, frapper, neutraliser ou à provoquer une incapacité. Nonobstant le fait qu’au regard de la rédaction particulièrement malheureuse de cette définition par le pouvoir réglementaire un club de golf devient administrativement une arme « par nature » parce qu’il est conçu et destiné par nature à « frapper », les biens duals ne peuvent répondre à cette définition. Ce ne sont pas des armes et ils ne sont pas régis par la réglementation qui s’applique à ces dernières.

« Dualité » n’est pas « détourner » 

La confusion est aisée. Tout au contraire, un produit doit être considéré comme dual non parce qu’il peut être détourné de sa fonction intrinsèque (celle pour laquelle il a été initialement conçu et fabriqué), mais parce qu’il est susceptible d’avoir une utilisation tant civile que militaire. Détourner un objet c’est l’utiliser de façon radicalement différente de sa destinée naturelle.

Par exemple, un avion de ligne civil utilisé pour percuter un immeuble très élevé ne devient pas militaire, ni dual, pour la raison suivante qu’il a été utilisé en dehors des raisons pour lesquelles il a été construit (en l’espèce transporter des passagers). Il peut en revanche recevoir la qualification pénale d’arme par destinations (article 132-75, alinéas 2, 3 et 4 du Code pénal) parce que, détourné de son seul but de transport de passagers ou de fret, il a été employé pour détruire, terroriser, tuer et blesser.

La dualité est une caractéristique intrinsèque des objets 

Les biens duals sont une catégorie de biens sensibles qui dans la plupart des cas sont destinés à des applications civiles, mais qui peuvent être utilisés pour élaborer des applications à usage militaires ou qui peuvent sensiblement potentialiser les capacités militaires des pays qui les acquièrent. Ce sont leurs caractéristiques structurelles propres qui permettent leur affectation à des objectifs civils et militaires.

Les biens duals figurent dans des listes, mais pas seulement 

Ces biens et technologies figurent au titre d’une réglementation internationale, étrangère (USA notamment), de l’Union européenne et de droit interne. Ils sont aussi concernés par la réglementation douanière.

La réglementation « racine » est représentée par le règlement (CE) n° 428/2009 du Conseil du 5 mai 2009 modifié, qui institue un régime communautaire de contrôle des exportations, des transferts, du courtage et du transit des biens à double usage, ainsi qu’une liste commune de ces biens.

La question de savoir si un bien est concerné par la réglementation serait trop simple s’il suffisait de retenir sa reprise dans l’une des catégories de la liste ; or, un bien peut être concerné par les restrictions à l’exportation des produits à double usage alors même qu’il ne figure pas dans la liste ad hoc, mais au titre de ce que l’on nomme communément la clause de « catch all ».

Ce dispositif créé aux États Unis et adopté avec quelques différences par l’Union européenne se veut répondre à l’essoufflement du système utilisant les listes (progrès trop rapide des technologies, définitions trop précises des biens répertoriés, retard des mises à jour etc.). Il permet aux autorités nationales de faire rentrer des biens hors listes dans le système de contrôle des exportations et de mettre l’industriel en première ligne.

Cette disposition aux effets potentiellement destructeurs sur les opérateurs économiques concernés impose la plus grande prudence en cas de doute sur les caractéristiques techniques considérées et de faire une demande d’examen hors licence ou de recourir à une expertise technique.

Dans tous les cas, le risque est supporté par les exportateurs, puisque ce sont eux qui doivent procéder préalablement à la détermination du caractère « dual » de leurs produits ou de leurs technologies.

Maître Jean Paul Le Moigne est avocat au Barreau de Paris. Ses activités dominantes sont les biens et technologies particulièrement réglementés dont l’armement et les biens duals. Il est docteur en droit et a réalisé une thèse portant sur la réglementation des armes.

Il a été membre du groupe de travail près la commission de réforme de la réglementation des armes et matériels de guerre.

Il est auditeur à l’IHEDN (institut des hautes études de défense nationale) à Paris.

 

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